Les pèlerins ainsi dévorés se sauvèrent du mieux qu’ils purent des meules de ses dents, pensant qu’on les avait jetés en prison dans quelque trou de basse fosse. Quand Gargantua but sa longue rasade, ils crurent se noyer dans sa bouche. Le torrent de vin faillit les emporter dans le gouffre de son estomac. Toutefois, sautant avec leurs bourdons comme font les Miquelots, ils se mirent à l’abri au bord des dents.
Mais, par malheur, l’un d’eux, tâtant le terrain avec son bourdon pour savoir s’ils étaient en sûreté, frappa rudement dans le trou d’une dent creuse et toucha le nerf de la mandibule. Cela causa une très forte douleur à Gargantua, qui se mit à crier de rage.
Donc, pour soulager son mal, il fit apporter son cure-dents. Sortant en direction du noyer grollier, il vous dénicha messieurs les pèlerins. Il les attrapa, l’un par les jambes, l’autre par les épaules, l’autre par la besace, l’autre par la bourse, l’autre par l’écharpe. Quant au pauvre hère qui l‘avait frappé de son bourdon, il l’accrocha par la braguette. Toutefois ce fut une chance pour lui, car ce geste lui perça une bosse chancreuse qui le martyrisait depuis qu’ils étaient passés par Ancenis. Les pèlerins ainsi dénichés s’enfuirent à vive allure à travers la vigne, ce qui apaisa la douleur.
À ce moment-là, Gargantua fut appelé par Eudémon pour dîner, car tout était prêt.
– Je m’en vais donc pisser mon malheur, dit-il.
Il pissa si copieusement que l’urine coupa le chemin aux pèlerins. Ils furent alors contraints de passer par la grande boire. De là, passant par l’orée du bois de la Touche, ils tombèrent tous, excepté Fournier, dans une fosse qu’on avait creusée en plein milieu du chemin pour attraper les loups. Ils s’en échappèrent grâce à l’ingéniosité dudit Fournier, qui coupa tous les nœuds et cordages du filet.
Une fois tirés d’affaire, ils couchèrent pour le reste de la nuit dans une cabane près du Coudray. Là, ils trouvèrent un réconfort à leur malheur dans les bonnes paroles d’un de leurs compagnons, nommé Lasdaller, qui leur démontra que cette aventure avait été prédite par David (…).
François Rabelais, Gargantua, chapitre 38, 1535
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